Salus
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Posté à 20h31 le 19 Feb 17
Glose N° 20
...Et nous atteignons les plus hautes sphères,
Où souffle un vent de folie et de gaz,
Quittant, du karst, les champs gris de lapiaz,
Pour se hisser vers d'âpres sanctuaires...
…Nous en étions au symbolisme, dont l’expression écrite, très différente de celle de la peinture, tient d’une tentative de contournement du réel ; et si Mallarmé sublime ainsi le code strict du langage pour jouer avec l’appareil de perception du lecteur, Arthur Rimbaud, désigné par le premier comme un « Passant considérable », joue, lui, directement du réel comme d’un instrument, et tente une expérience « accessible à tous les sens », dépassant toute forme de surréalisme avant même que le concept ne soit imaginé, et débusquant, par l’alchimie de sa langue inexplicable, toute la connexion inconsciente dont l’esprit est capable ; exemple :
Arthur Rimbaud (1854-1891
Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;
U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;
O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges ;
- O l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !
Ce sonnet, pour irrégulier qu’il soit, recèle une mortelle splendeur qui défie toute analyse, je ne m’y risquerai pas !
Dans une célèbre lettre (à Izembard), le jeune Rimbaud, déjà mage, pose trois syllabes fondamentales : « On me pense » (!) plus laborieusement, mais en quasi simultanéité, Nietzsche écrit : « ''Quelque chose'' pense » (disons...Généalogie de la morale ?)
Ailleurs, dans « Une saison en enfer », me semble-t-il, Arthur dira : « Nous ne sommes pas au monde ! » et : « La vraie vie est absente » marquant ainsi le décalage tragique de la culture humaine dans un monde de nature…
Et, dans un univers étrangement parallèle - celui du fondamental - Nietzsche souligne :
« En dépit de la meilleure volonté de percevoir ce qu’il y a en nous d’individuel, nul ne pourra jamais prendre conscience que de son côté moyen, non individuel » in : Le Gai Savoir
Rimbaud, le monde, il voulait le changer, il a cru pouvoir le faire – vraiment – en écrivant ; ma théorie est que son échec lui fit abandonner d’écrire ; mais il s’est trompé, car un monde fut transformé par le « passage » de ce monstre : c’est le monde de la poésie, qui ne fut plus jamais le même ; oui ; tel que Van Gogh pour la peinture, Rimbaud crève la toile ! Sa poésie est multiple, énorme, elfique autant que ténébreuse, son culot est sans bornes, sa technique tient de la virtuosité extra-terrestre, il inquiète et fascine Verlaine qui le reconnaît immédiatement comme un très grand poète, au milieu d’un monde littéraire aveugle, indifférent, rébarbatif…
Il excelle, dans et hors les limites classiques, en prose comme en vers, à faire advenir l’image, le son, la sensation, la beauté et l’horreur, la révolte et l’amour, l’amour pur, l’amour torve, l’universel et le confidentiel ; une vie ne suffit pas à le lire, on ne s’en lasse jamais, tout son œuvre tient dans un seul bouquin, mais rien ne peut le contenir !
La preuve :
GÉNIE
Il est l'affection et le présent, puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été, - lui qui a purifié les boissons et les aliments - lui qui est le charme des lieux fuyants et le délice surhumain des stations. Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, debout dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase.
Il est l'amour, mesure parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue, et l'éternité : machine aimée des qualités fatales. Nous avons tous eu l'épouvante de sa concession et de la nôtre : ô jouissance de notre santé, élan de nos facultés, affection égoïste et passion pour lui, lui qui nous aime pour sa vie infinie...
Et nous nous le rappelons, et il voyage... Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa promesse sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"
Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel, il n'accomplira pas la rédemption des colères de femmes et des gaîtés des hommes et de tout ce péché : car c'est fait, lui étant, et étant aimé.
O ses souffles, ses têtes, ses courses ; la terrible célérité de la perfection des formes et de l'action.
O fécondité de l'esprit et immensité de l'univers.
Son corps ! Le dégagement rêvé, le brisement de la grâce croisée de violence nouvelle !
Sa vue, sa vue ! tous les agenouillages anciens et les peines relevés à sa suite.
Son jour ! l'abolition de toutes souffrances sonores et mouvantes dans la musique plus intense.
Son pas ! les migrations plus énormes que les anciennes invasions.
O lui et nous ! l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues.
O monde ! et le chant clair des malheurs nouveaux !
Il nous a connus tous et nous a tous aimés. Sachons, cette nuit d'hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, ses souffles, son corps, son jour.
…Sa vie fut brève et tragique.
Salut,
Salus
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