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Auteurs Messages

Salus
Membre
Messages : 6939


Posté à 20h47 le 23 Jan 17


Glose N° 3

Si trivial que se puisse,
Mécanique souci,
Ce tracteur qui me pisse
Son huile au jus noirci...

...Puisque les durites de mon épave agricole me laissent un peu de temps, nous allons essayer d’avancer dans notre "succincte histoire de la poésie"

Donc, nous passons des chansons de geste à la littérature dite "courtoise" née dans les pays de langue d'oc (plutôt le sud et l'ouest) où une relative tranquillité aida à l'éclosion d'une vie intellectuelle plus raffinée, puis, vers le milieu du 10ème siècle, cet esprit gagna les pays de langue d'oïl, qui surpassèrent leurs rivaux tant par le nombre et la qualité des œuvres que par le tranchant de leurs épées, puisque c'est le temps de la croisade des albigeois et du massacre des cathares...
En poésie, à cette époque, l'amour est le parangon de toute vertu, il n'est ni trahi ni retors, et le prétendant, apprenti prince charmant, se doit de pourfendre le dragon pour gagner le cœur de sa belle, qui est toujours la plus belle ; tout ça est un peu lassant et Chrétien de Troyes ou Guillaume de Poitiers sont vite fatigants, ainsi qu'en langue d'oïl, moult trouvères illisibles...
Nous arrivons au 12ème siècle avec les lais de Marie de France, dont voici un extrait :

Jadis avint en Normendie
Une aventure mut oïe
De deus enfanz que s'entr'amerent;
Par amur ambedeus finerent.
Un lai en firent li Bretun:
De Deus amanz recuilt le nun.
Verité est kë en Neustrie,
Que nus apelum Normendie,
Ad un haut munt merveilles grant:
La sus gisent li dui enfant.

On voit que le mètre y est mieux respecté, la rime plus rigoureuse, et je pense vous avoir dit une bêtise, dans l'exposé précédent, car l'octosyllabe aurait précédé le décasyllabe, dans l'utilisation courante des mètres du Moyen-Age, même si, à l'époque de Marie de France, on commence à prendre l'habitude d'écrire sur dix phonèmes, qu'on dit faussement "pied"
Passons directement au 13ème, où bien des œuvres antérieures sont reprises - et "arrangées", tandis que l'imagination des auteurs se débride au détriment de la chanson de geste, qui tend à disparaître ; et apparaissent des poètes enfin dignes des grands souffles lyriques qui animèrent la Grèce antique ; nourrissant parfois un humour décalé, Rutebeuf, surtout,s'y distingue, dont tout le monde a entendu la "Complainte", grâce à Léo Ferré qui l'a mise en musique et superbement interprétée (Pauvre Rutebeuf) ; je vous rappelle ce bijou moyenâgeux, très long, que vous pouvez lire sur Internet, et dont Ferré n'a traduit et chanté que quelques vers, en fait tirés, un peu au hasard, des œuvres : « La complainte Rutebeuf », « La Griesche d'Yver », « Le Mariage Rutebeuf »

[...]
Que sunt mi ami devenu
Que j’avoie si pres tenu
Et tant amei ?
   Que sont mes amis devenus
   Que j'avais de si près tenus
   Et tant aimés ?
 
Je cuit qu’il sunt trop cleir semei ;
Il ne furent pas bien femei,
Si sunt failli.
   Je crois qu'ils sont trop clair semés ;
   Ils ne furent pas bien soignés,
   Ils sont partis.

Iteil ami m’ont mal bailli,
C’onques, tant com Diex m’assailli
E[n] maint costei,
   De tels amis m'ont maltraité
   Que, tant que Dieu m'a assailli
   De tous côtés,

N’en vi .I. soul en mon ostei.
Je cui li vens les m’at ostei,
L’amours est morte :

(etc.)


Je tiens cet artiste pour un des premiers génies de cette véritable résurgence poétique qui caractérise le 13ème et surtout le 14ème siècle ; l’œuvre de Rutebeuf, avec son parler ancien plein d'une musicalité recherchée, a l'air, entrecoupée par les affaires de son temps, ainsi que par d'invraisemblables bondieuseries, d'une longue et morne plainte ininterrompue - et je gage qu'il n'eut pas la vie facile - mais j'y vois un humour d'auto-dérision, une certaine méchanceté paillarde, et une finesse qui me réjouit ; puis, c'est un des premiers à dire ''je'', ce "je" qui prendra petit à petit un caractère de ''nous'' universel...

Rappelons qu'à cette époque, le hiatus n'est pas prohibé et que le "e" muet se prononce.
Je vous quitte en vous laissant aux prises avec un autre texte de ce poète incontournable, Salut!

Voici l'une des plus courtes œuvres de Rutebeuf, Le Dit des ribauds de Grève :
Texte original

Ci encoumence li diz des ribaux de grève

Ribaut, or estes vos a point:
Li aubre despoillent lor branches
Et vos n'aveiz de robe point,
Si en aureiz froit a voz hanches.
Queil vos fussent or li porpoint
Et li seurquot forrei a manches!
Vos aleiz en été si joint,
Et en yver aleiz si cranche!
Vostre soleir n'ont mestier d'oint:
Vos faites de vos talons planches.
Les noires mouches vos ont point,
Or vos repoinderont les blanches.
Explicit.


Traduction française :

Le dit des Ribauds de Grève

Ribauds, vous voilà bien en point!
Les arbres dépouillent leurs branches
Et d'habit vous n'en avez point,
Aussi aurez-vous froid aux hanches.
Qu'il vous faudrait maintenant pourpoints,
Surcots fourrés avec des manches!
L'été vous gambadez si bien,
L'hiver vous traînez tant la jambe!
Cirer vos souliers? Pas besoin:
Vos talons vous servent de planches.
Les mouches noires vous ont piqués,
A présent c'est le tour des blanches.

(Explicit : équivaut à « c'est la fin »)


Aurorefloreale
Membre
Messages : 5964


Posté à 21h59 le 23 Jan 17

Merci du partage intéressant!!!

Aurore


Salus
Membre
Messages : 6939


Posté à 22h42 le 23 Jan 17


...Et merci pour cet intérêt !

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