Et toujours, ce train lent issu des aubes blanches
Glisse sur la neige sous des lueurs pervenche
Un sombre halo le coiffe tel un démon
Son œil de cyclope scrute les environs
Chaque jour il traverse les steppes assoupies
Sous un linceul de glace où se perdent les nuits
De grands hêtres gelés et leurs flammes de givre
L’escortent au long des rails où claironnent des cuivres
D’occultes personnages penchés aux fenêtres
Fixent le paysage avant de disparaître
Des âmes égarées errent dans les couloirs
Et cherchent tristement leur vain compartiment
Assis, auprès de mes souvenirs hésitants
Je fouille ma mémoire comme un vieux grimoire
Dans ce wagon grinçant où titubent les heures
J’évoque ma jeunesse et mes anciens bonheurs
Dans l’espoir incertain d’y retrouver mon nom…
Nous sommes tous pareils à des clefs sans serrures
A des miroirs aveugles constellés de fissures
Quand nous interpellons personne ne répond
Chacun a dispersé sa frêle identité
Qui sont ces voyageurs et quelle est leur mission ?
Ils sont si différents pourtant apparentés
Dans leur étonnement de ce sort si abscons
Chacun se regarde puis chacun s’interroge
Et voudrait s’éveiller au timbre de l’horloge
Mais toujours ce train lent poursuit ce long sommeil
Toujours les mêmes quais qui fuient les faux soleils
Car jamais une gare et jamais nul repos
Pour cette armée moribonde et incognito
Parfois le long des voies on croise des regards
Des mains touchent le ciel tels des oiseaux hagards
On entend des tambours rouler dans les vallées
Le ciel ensanglanté est percé de fusées
Est-ce signe de guerre, y fête-t-on la paix
Comment peut-on savoir quand tout est biaisé?
Et toujours ce train lent s'enfonce dans la brume
Dans ce désert glacial que hantent les absences
Où les vents violents martèlent des enclumes
Et finissent brisés sur un bloc de silence
Mais qu'avons-nous donc fait, qui nous a condamnés
Quelle calamité avons-nous provoqué ?
Sommes-nous l’engeance du Caïn fratricide
Ou de Jonas fuyant sa vocation aride ?
Le temps devient poussière et nous restons sans voix
Des pantins ballottés dans ce frileux convoi
Un jour dit-on nous verrons l’ultime station
Comme un cristal flambant au cœur d’un tourbillon
Serons-nous effrayés par tant de pureté
Aurons-nous la force d’arrêter le trajet ?
Le bruit du roulement répond seul aux questions
Et ce train lentement s’éclipse à l’horizon.