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Auteurs Messages

Ann
Modérateur
Messages : 3483


Posté à 18h40 le 16 Feb 18

Au début de chaque été, les cousines Phalarope s’envolaient vers le Sud pour une cure de jouvence qui rehausserait les couleurs de leur plumage d’un délicat teint brun. Elles avaient rempli leur devoir de poules reproductrices, elles méritaient bien leur heure de liberté. De mémoire d’oiseau, toutes les femelles de la famille depuis des générations, abandonnaient ensuite leurs mâles à la garde des fruits de leurs amours fugitives. Daya et Jemma qui avaient un goût particulier pour les parures colorées, séduisaient sans vergogne de ternes partenaires souvent de passage, quelquefois le même d’une saison à l’autre. L’année précédente, Daya avait cédé aux désirs de deux amants en mal de paternité. La cocotte en était sortie complétement épuisée. Elle s’était juré de ne plus jamais satisfaire que son régulier, le tendre Swanny. De son côté, Jemma s’impatientait de quitter son fade Tao qu’elle gardait par convention collective et par habitude. Elle soignait son plumage parce qu’elle était simplement coquette. Mais la précieuse Jemma détestait qu’on lui froissât son diadème cloacal pour une galipette sans saveur dont elle était sortie cette fois avec une rémige cassée. Elle avait tancé le pauvre Tao dont elle avait dédaigné les humides adieux.
Les deux oiselles aimaient sentir dans leurs plumes, le vent frais du Bargouzin qui les emportait vers des cieux plus rieurs que les marécages lapons. Dégagées des contraintes familiales, elles se moquaient de leurs compagnons qu’elles imaginaient prisonniers des tâches ingrates de couvaison et de becquées. Elles ne connaissaient de leur progéniture que les enveloppes vertes qu’elles avaient pondues en offrande. Elles ne cachaient pas leur sentiment de ne pas se trouver mal de cette situation. Pour rien au monde, elles n’auraient sursis à leur villégiature estivale. Elles n’eurent jamais l’idée saugrenue de demander si leurs petits avaient pris leur envol sans encombre, ni même s’ils avaient tous survécu. La fibre maternelle s’arrêtait à la douceur de celles végétales du nid qui avaient abrité leurs ébats conjugaux. Quand elles croisaient un Juvénile batifolant avec un nuage, elles n’y voyaient éventuellement qu’un puceau à croquer à la saison prochaine mais jamais les traits éventuels de leur conjoint, ni le reflet familier de leur propre minois. Elles s’envoyaient en l’air et y restaient sans remords.
Au terme de leur voyage, Daya et Jemma n’avaient plus qu’à balader leur cervelle d’oiseau sur la Croisette, jouant avec les vagues et se séchant dans les calanques rouges à l’abri des regards indiscrets de chasseurs d’images. Elles iraient rejoindre la nuée de leurs congénères à la fin de l’automne sur l’océan pour le grand surf hivernal. Mais en attendant, les midinettes faisaient du gringue aux goélands sous l’œil réprobateur de l’Albatros, ce vieux solitaire qui ne posait jamais une patte sur la grève dorée.
Tao n’était pas une chiffe molle comme pouvait le croire l’impatiente Jemma et son cousin Swanny était un fin pêcheur de perles d’eau. Dès les femelles envolées vers le Midi, les deux larrons scrutaient le ciel du côté de l’Alaska. Ils attendaient leur oncle d’Amérique. Un sacré oiseau que cet oncle Wilson ! Perché sur de longues pattes noires, mettant en avant son plastron toujours blanc, il avait rapporté l’élégance hispanique ne supportant pas la comparaison avec ces pingouins canadiens endimanchés comme des maitres d’hôtel.
Oncle Wilson avait eu la noblesse au printemps dernier, de congédier sa moitié trop occupée à offrir ses charmes à ses frères. C’est ainsi qu’il se retrouvait célibataire. C’est la qualité essentielle que recherchaient les deux oiseaux affublés d’œufs à incuber. Oncle Wilson était la nourrice idéale pour des oisillons qui s’assumeraient dès le lendemain de leur éclosion de toutes les manières. Une silhouette noire balafra enfin le firmament rosissant de ce soir de juin. L’écho d’un pchitt pchitt fit danser d’aise les neveux. Oncle Wilson avait vraiment la classe, il se posa sur un matelas de mousse avec la précision d’un as de l’aviation. Devant les deux oiseaux muets d’admiration, il rayonnait de bonhomie. Oncle Wilson transpirait la joie de vivre
– Alors mes gaillards, vous pensiez que votre oncle n’allait pas répondre à votre message express de détresse. Mais avant de partir, il m’a fallu revigorer votre pigeon voyageur. L’animal en avait un coup dans l’aile. C’est comme ça que vous avez besoin de mes services ! Vous ne manquez pas d’air. Résistez à vos donzelles comme je l’ai fait avec votre tante. Et autant de parties de prises de bec que nous aurions pu faire ensemble !
— Notre bon oncle ! firent ensemble les neveux inquiets de la tournure de la conversation.
— Je préfère les herbes et les petits crustacés ! Je veillerai sur vos futurs enfants comme à la prunelle de mes yeux. Dès l’aube demain, vous irez à votre partie de prises de becs. Ah ces jeunes inconséquents, conclue oncle Wilson.
Les deux pêcheurs rassemblèrent d’abord les œufs en un seul nid qu’oncle Wilson recouvrit de son corps auquel il donna toute la légèreté indispensable à sa mission d’incubateur. Pendant dix-neuf jours, il savait que son bec serait le seul organe qui ferait de l’exercice en tournant régulièrement ces bijoux de famille contenant la vie. Il comptait sur ses neveux pour qu’il lui apporte une becquée garnie de graminées et de quelques vermisseaux bien gras. C’est ainsi que les deux futurs pères partirent aile par-dessus aile jusqu’à l’étang pour pêcher.
Tao avait le bec étroit, il était par conséquent moins doué que son cousin au large bec. Pendant que Swanny faisait remonter mille gouttes d’eau gavée de délicieux plancton, Tao se contentait de deux prises de bec. Qu’importaient les performances de l’un et les défaillances de l’autre. Swanny partageait de bon cœur ses prises et Tao sa bonne humeur de ne pas être humilié par sa femelle. Pendant deux longues semaines, le soleil n’était pas levé que les cousins filaient jusqu'à leur lieu de pêche. Ils revenaient pour le déjeuner de leur oncle cloué au nid pour la bonne cause puis ils repartaient patauger jusqu’au crépuscule. Oncle Wilson maigrissait jusqu’à devenir l’ombre de lui-même alors que les autres grossissaient du produit de leurs nombreuses prises de bec ; surtout que Tao commençait à bien se débrouiller à cette pêche miraculeuse. La saison était exceptionnelle. Oncle Wilson était heureux, heureux de sentir les petits sous son ventre, il leur parlait avec des pipitt pipitt auxquels les oisillons répondaient par des coups de bec ébranlant les coquilles. L’oncle était aux anges de voir revenir ses neveux, une brindille ou une crevette au coin du bec. Pendant que l’oncle Wilson dégustait son repas, les deux autres oiseaux rêvaient aux étoiles qu’ils allaient bientôt bousculer pour rejoindre l’océan. Ils savaient qu’ils vivaient en ce moment les meilleures prises de bec entre mâles. Ils revivaient cette sensation inexprimable de ces gouttes qui remontaient une à une le long de leur bec pour libérer la manne de micro-organismes. Toutes ces bulles pétillaient jusqu’au gésier. Je vous raconte ça comme si vous aviez la moindre idée de ce que peut être une partie de prises de bec dans l’air boréal. Une coupe de champagne arrosant un caviar de la meilleure gamme bue en compagnie de votre plus fidèle copain n’est que pipi de chat à comparer de ce que vivaient Tao et Swanny. Mais les meilleures prises de bec ont une fin et ce fut oncle Wilson la cause involontaire :
— Ça me chatouille, ça me gratouille ! Fêtons ensemble l’éclosion de ces enfants, fit-il dès qu’il vit les cousins revenir de leur partie de pêche.
L’air était frais, le soleil avait décliné l’invitation en se cachant derrière l’horizon. On lui pardonna, levé tôt, couché tard, il fallait bien qu’il se reposât. On accueillit avec joie ces boules de plumes mouillées. Le lendemain, les deux pères allèrent à la chasse à la chenille grasse que l’oncle Wilson mastiquait longuement pour en faire une bouillie qu’il distribuait aux huit affamés. Ce ne fut pas une mince affaire. Mais le jour suivant, les jeunes quittèrent le nid pour ne plus y revenir que les quelques soirs suivants, histoire de se faire des souvenirs de famille. On se donna rendez-vous pour le grand voyage qu’on fixa pour le mois suivant. Cinq étaient présents le jour J. Alors qu’oncle Wilson prit le fil de l’air en toute discrétion pour le continent indien, le reste de la fratrie guidée par leurs pères partirent vers l’Atlantique. Swanny et Tao firent promettre aux jeunes de ne rien dire à leurs mères si le hasard les faisait se croiser :
— Les parties de prises de bec, c’est une affaire de mâles. Vos mères qui se prélassent sur les plages du midi, ne supporteraient pas de savoir que nous nous amusons pendant leur absence. A la saison prochaine, nous n’osons pas imaginer ce qu’elles iraient inventer pour nous pourrir notre liberté volée. Elles seraient fichues de nous mettre la bague à la patte.
— Nous n’avons plus envie de nous faire mener par le bout du bec, ajouta Tao qui avait pris du poil de la bête.
Et là dans le silence de la nuit car l’équipée voyageait nuitamment, on entendit une petite voix de jeune femelle :
— Je ne marche pas dans vos histoires. Qui veillera sur mes œufs à moi quand je serai grande ? Oncle Wilson n’est pas éternel…
Firma qui avait grandi, n’avait pas tenu sa langue et avait dévoilé à ses congénères le grand secret de ces pères qui préféraient partir à la pêche plutôt que de veiller aux œufs dès que les femelles avaient pris la poudre d’escampette. Depuis ce temps-là, les mâles de la famille Phalarope se prennent dans les dents qu’ils ne possèdent pas d’ailleurs, l’incident des belles parties de prises de bec auxquelles s’adonnaient leurs ancêtres. Les femelles menacent, les mâles se défendent puis les unes clament haut et fort que leurs bons à rien d’emplumés sont des fainéants hypocrites alors que les autres revendiquent encore des prises de bec.
— Je vous en ficherais des prises de bec, faisaient les femelles en furie en leur piquant le gras du filet.
C’est ainsi que le temps insouciant des fameuses prises de bec initiées par Swanny devint synonyme de zizanies bruyantes et d’envolées de mots d’oiseaux qui se finissaient fort heureusement pour l’espèce dans les plumes.


Aurorefloreale
Membre
Messages : 5964


Posté à 15h52 le 17 Feb 18

Bravo , comme tu con tes bien , je suis restée accrochée à ton texte du début à la fin!

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